La Russie à vélo : de Moscou à Saint-Pétersbourg

Après une semaine à Moscou, c’est la route qui m’attend. J’ai l’intention de parcourir à vélo une distance de plus de 3000 kilomètres en passant par Saint-Pétersbourg, les pays Baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie) et la Pologne, jusqu’à Cracovie. Mon visa russe se termine le 21 septembre, et mon retour est prévu le 31 octobre, après dix semaines à l’étranger.
Une des grandes difficultés lorsqu’on voyage à vélo est d’entrer ou sortir d’une grande ville. Parce que l’on vit encore au Moyen-Âge, les grandes villes sont pour la plupart fortifiées. On n’a plus de murs comme à l’époque, on a évolué. À la masse des pierres d’autrefois, on a ajouté la vitesse. Les voitures et les camions veillent à ce que personne ne puisse entrer ou sortir facilement de la ville, particulièrement à pied ou à vélo. Si tu n’as pas de voiture, tu es un étranger; si tu inspires le soupçon, tu ne peux circuler comme bon te semble.
Comme Moscou ne donne pas sa place quant à la densité de sa population et de son parc automobile, et pour faciliter les choses, j’ai pris la décision de faire comme tout le monde et de prendre le train, avec ma bicyclette, pour me rendre jusqu’à Vladimir, une ville à environ 170 kilomètres à l’est de la capitale. Ainsi, j’évite les autoroutes et la circulation dense qui avoisine une ville de 15 millions d’habitants.
Par contre, il y a quand même dix kilomètres qui séparent mon auberge de la gare de train, et ils ne sont pas de tout repos. Je réaliserai peu à peu, à partir de ce moment, qu’en Russie, rien n’est adapté aux vélos, rien. Comme les boulevards sont souvent très larges, les piétons et les cyclistes ne peuvent pas les traverser sans emprunter un passage souterrain. Les marches pour accéder à ces souterrains sont pourvues de rampes, idéales pour les poussettes, mais, pour les vélos, c’est plus compliqué. Avec mes bagages et mes vivres, mon véhicule ne pèse pas moins de 45 kilogrammes. Descendre ces marches ne se fait donc pas sans difficulté, mais c’est réalisable. Les remonter, après la cinquième fois, ça commence à être physiquement exigeant et pénible. J’emprunte aussi les trottoirs pour me rendre jusqu’à la gare, ils sont larges et les quelques vélos que je croise empruntent cette voie. Cependant, ce trajet est entrecoupé par des bordures de ciment à chaque rue transversale, ce qui m’oblige à ralentir ou à arrêter afin de ne pas abimer mes roues par les impacts que cela occasionnerait si je conservais ma vitesse de croisière. Il faut aussi éviter les bouches d’égout dont les fentes sont orientées dans le même sens que mes roues! Heureusement, je ne gère pas le trafic, pas encore. Ça viendra, même si je ne sais pas encore dans quelle mesure…

Le trajet de train va me prendre environ 1 h 45 pour me rendre aux portes de l’Anneau d’or, « un ensemble de villes situées à l’est de Moscou qui ont été créées entre le XIe et le XIVe siècle. » C’est la Russie des tsars, où on peut voir exposer les manifestations de leur ancienne puissance. Je m’imagine déjà sillonner les chemins de la campagne russe et croiser quantité de monastères, d’églises à coupoles et de kremlins. C’est ce que je m’imagine...
Arrivé à la gare de train après une heure d’un laborieux déplacement, et après avoir passé à travers le contrôle des bagages, il me reste maintenant qu’à acheter mon billet. Devant moi, il y a une quantité impressionnante de guichets, mais personne ne fait la file même si beaucoup de monde attend. Je comprends finalement qu’il faut d’abord prendre un numéro et qu’ensuite un des guichets m’appellera. J’ai le numéro 194. Pour l’instant, on sert le numéro 155. Il y a une science des files en Russie! J’avais pris des précautions et j’avais encore une bonne heure avant le départ de mon train. Je finis par obtenir mon billet malgré la difficulté à me faire comprendre et à comprendre ce qu’on me dit. Parce qu’en Russie, on parle russe!
Arrivé sur le quai, je sens la tension tomber. Dans deux heures je serai sur ma selle à pédaler. Tout va bien, mais ce bienêtre ne dure jamais longtemps. Au moment de l’embarquement, l’agente de bord me fait comprendre qu’il y a un problème avec mon vélo et mes bagages. Je n’ai pas le billet qu’il faut, je devrais avoir un billet qui autorise les bagages supplémentaires. Cette agente parle russe, c’est un autre passager qui me traduit ce qu’elle me demande de faire, c’est-à-dire d’aller me procurer un autre billet. Le départ se fait dans moins de dix minutes. Je n’ai pas l’intention de faire cette démarche. Le passager tente de convaincre l’agente de bord que cela ne vaut pas la peine. Elle hésite à accepter, mais finit par céder. Par contre, la prochaine fois… « Il n’y aura pas de prochaine fois, madame, ne vous inquiétez pas. »
Arrivé enfin à Vladimir, avant de prendre la route pour vrai, je dois acheter de l’essence pour mon réchaud. Et de l’eau. Parce qu’en Russie, l’eau du robinet n’est pas potable. Nulle part. Tout le monde achète l’eau dans des bouteilles en plastique, que l’on jette ensuite. Parce qu’en Russie, on ne recycle pas. On peut aussi les bruler avec les autres déchets, comme je verrai le faire à la campagne.
Les emplettes faites, je file vers le nord, vers Souzdal. J’emprunte la Magistrale M7, appelé également la route de la Volga. Je ne fais que 25 kilomètres, il est déjà 17 heures, et je dois trouver un endroit adéquat pour planter ma tente. La fatigue se fait aussi sentir, mais, surtout, j’ai été surpris par l’intensité du trafic et la vitesse des véhicules sur cette route à deux voies.

Je réaliserai peu à peu, à partir de ce moment, que les routes de Russie sont carrément dangereuses en vélo. Rien de moins. Parce qu’elles sont de qualité très variable et que les utilisateurs ne s’adaptent pas du tout aux conditions routières. J’ai donc eu droit, mais rarement, à des tronçons de route parfaits sur plusieurs dizaines de kilomètres, c’est-à-dire avec un accotement d’une largeur sécuritaire et d’un revêtement uniforme et plat, comme entre Chagoda et Tikhvine, ce qui m’a permis d’avaler 135 kilomètres en six heures de pédalage; j’ai aussi eu droit, souvent, à des tronçons de route complètement défoncés, avec de nids-de-poule énormes, ou des routes avec des accotements en très mauvais état ou inexistants, comme entre Pochekhonie et Tcherepovets.

Dans ces occasions, pour avoir un maigre dix centimètres de chaussée, il faut se battre contre des monstres de 20 tonnes qui vous crachent de la fumée noire en plein visage ou contre des fous furieux qui roulent à des vitesses hallucinantes malgré l’état de la chaussée. Je joue ainsi au funambule qui, d’un côté, risque de se faire frapper par un véhicule, qui, de l’autre, risque de chuter en s’enfonçant dans le sable ou le gravier qui borde la route. J’ai ainsi appris qu’en Russie, soit on fait les choses en double, comme lorsque la limite de vitesse est de 80 km/h, on roule à 160; soit on fait les choses à moitié, comme sur la route secondaire que j’ai empruntée entre Lent’yevo et Chagoda où seulement une des voies était réparée (dommage que je ne roulais pas dans la bonne direction); soit on ne les fait pas du tout, comme sur certaines routes secondaires qui se trouvent à n’être que des chemins forestiers, donc des routes sans revêtement. Il faut comprendre que ces routes conduisent quand même à des villages qui sont par conséquent très isolés, sans services, pauvres et démunis. De petits villages rassemblant une quarantaine de maisons traditionnelles que l’on appelle isbas. De jolies maisons. Elles sont entourées d’une cour clôturée, d’un potager et d’un magnifique jardin de fleurs. De magnifiques maisons décorées de dentelles de bois, mais très mal isolées, sans fondation de béton et en mauvais état.

Dans ces villages, il n’y a aucun travail, peut-être un petit comptoir alimentaire où l’on vend de l’eau et de l’alcool. Souvent, des paysans vendent quelques marchandises le long de la route (champignons de toutes sortes, patates, pommes, etc.) sur des kiosques temporaires construits simplement avec une caisse en bois et une chaise. Cette simplicité tranche avec le faste de la capitale, ses voitures de luxe et ses vêtements à la mode.
Après ces 25 premiers kilomètres à vélo, c’est dans un champ que je plante ma tente, à une centaine de mètres en bordure d’une route transversale à l’autoroute. Je prépare mon souper et commence à établir ma routine qui sera celle des prochaines semaines. Ces moments de camping sauvage seront les plus agréables de mon périple en Russie. Les sites où j’ai établi mes campements ont toujours été fabuleux : forêts de pins avec un couvert de mousse confortable parsemé de champignons, champs accueillants qui me laissent voir les couchers de soleil et les étoiles.

Prendre mon café le matin, regarder le ciel ou les arbres qui m’entourent ont été des moments de pure contemplation. J’avoue cependant, ce premier soir de camping, dans ma tente, seul, loin, que j’avais peur. J’avais peur des chiens que j’entendais aboyer au loin, peur que des gens viennent me dire que je n’avais pas le droit d’être là, peur des animaux sauvages. Je n’avais que la fatigue et mon imagination pour créer des scénarios qui finissent toujours mal. Chaque bruit annonçait le pire, mais je me suis réveillé le lendemain et rien de tout ce que j’avais imaginé n’est arrivé.


Il ne me restait la veille que quelques kilomètres à faire avant d’arriver à Souzdal, un village de l’ancienne Russie comme il me plaisait de les imaginer. Je les fais sous un soleil radieux et avec l’exaspération déjà insoutenable d’un trafic intense, lourd et rapide. Ce premier arrêt dans ce village faisant partie de l’Anneau d’or est une oasis. Calme et beauté. Les chèvres broutent tranquillement dans les pâturages, aucun immeuble moderne ne brise l’harmonie, des églises magnifiques partout, je suis dans un conte russe du XIXe siècle.
Les autres villes de l’Anneau d’or comme Ivanovo, Kostroma, Iaroslavl ne seront pas aussi pittoresques que ce village, mais leur visite en vaudra la peine. Ou plutôt en aurait valu la peine si seulement il avait eu des routes secondaires ou des routes secondaires praticables...
En voyage, quelques fois, on se demande véritablement ce que l’on fait là. Le parcours le plus difficile a sans doute été celui entre Novaïa Lagoda et Saint-Pétersbourg, sur la route régionale R21, auparavant nommée route Magistrale M18. Depuis, heureusement, je n’ai connu que des journées agréables sur la route, particulièrement en Estonie, où tout est organisé adéquatement pour le cyclotourisme. Cette dernière journée avant d’arriver à Saint-Pétersbourg est celle où j’ai dû me battre contre un vent de face qui soufflait entre 35 et 50 km/h et rouler pendant près de neuf heures; où un accident impliquant un camion et une voiture a eu lieu à un kilomètre devant moi, provoquant un bouchon d’environ cinq kilomètres; où j’ai cru les indications de Google Maps quand elles m’apparaissaient complètement farfelues, ce qui a allongé mon trajet de dix kilomètres et a fait disparaitre mon espoir d’entrer dans la grande ville en train; où j’ai par conséquent failli y laisser ma peau sur l’autoroute en jouant du coude avec camions et voitures qui me klaxonnaient tout en me dépassant à toute vitesse.

Les 30 derniers kilomètres avant d’arriver à Saint-Pétersbourg sont un cauchemar duquel je ne peux me réveiller. Ma limite psychologique de tolérance aux risques dépassée depuis longtemps, roulant maintenant non plus sur la chaussée, mais carrément sur le talus, le plus loin possible de la circulation, je me dis que j’ai fait une erreur, que je dois être le seul imbécile sur la terre qui se met dans des situations pareilles, que je m’ennuie de ma maman…, quand un cycliste sportif me dépasse en m’envoyant la main en signe d’encouragement. Il roule comme s’il était seul sur la route. Mon rire est plus fort que le vacarme de la circulation. S’il avait choisi délibérément ces conditions; moi, j’allais pouvoir me rendre à bon port, sain et sauf.