Saint-Pétersbourg, la ville impériale

J’entre donc à Saint-Pétersbourg tel un conquérant sur sa selle, un conquérant qui l’a fait dans ses culottes par contre… J’ai réussi à percer le mur qui ceinture cette ville, l’autoroute circulaire A118. Même l’armée allemande n’avait pas réussi un exploit semblable durant la Deuxième Guerre mondiale! Je pédale donc maintenant tranquillement jusqu’à mon auberge où j’habiterai pour les sept prochains jours, le temps de refaire mes forces après ce tumultueux 1200 kilomètres et de visiter cette ville mythique. Je suis léger et fier d’avoir terminé la première partie de mon itinéraire à vélo. Je voulais voyager pour vivre intensément, je peux dire que c’est fait!

Je suis à Saint-Pétersbourg, la ville dont rêvait le tsar Pierre le Grand et qu’il fonde en 1703. Sa ville, il l’a fait construire par des dizaines de milliers de serfs, dont plusieurs mourront à l’ouvrage. Longtemps disputé aux Suédois, ce territoire stratégique bordé par la mer Baltique donne enfin un accès maritime à la Russie. Pierre le Grand voulait du même coup ouvrir « une fenêtre sur l’Europe », c’est pour cette raison qu’il la dote de palais, de ministères et d’églises au style occidental. Fini la Russie traditionnelle, slave, rustique et médiévale, la Russie moderne sera européenne. Saint-Pétersbourg, la ville impériale, la capitale de la Grande Russie du XVIIIe et XIXe siècle, cette grande Russie dont Vladimir Poutine est nostalgique et qu’il rêve de retrouver…
Mon premier intérêt en allant à Saint-Pétersbourg était de visiter le musée de l’Ermitage, le plus grand des musées du monde. Incontournable. Ce musée est en fait un ensemble de palais, dont le célèbre palais d’Hiver, qui abritait la famille impériale. C’est aussi là que les bolchéviques, avec Lénine à leur tête, ont renversé le pouvoir en place en octobre 1917. Cet évènement marque le début de la révolution et l’avènement du régime socialiste qui transformera la Russie et le monde entier.

L’Ermitage, qui ne compte pas moins de 1000 pièces, avec ses salles de réception, sa salle du Trône, ses salles d’apparat, est pour moi l’expression pure du génie humain, est la quintessence de l’artisanat et de l’art. Chaque parcelle de mur, de plafond, de plancher, chaque recoin est digne d’être qualifié d’œuvre. Tout est recouvert d’or, tout est somptueux, tout est démesuré. Tout ce faste me laisse pantois.



C’est dans ces salles que sont exposés l’impressionnante collection de tableaux de Rembrandt, dont Le retour du fils prodigue — magnifique et touchant — la grande collection de tableaux des peintres impressionnistes français (Monet, Gauguin, Renoir, etc.), des Picasso, des Van Gogh et tant d’autres maitres dont je voulais voir les œuvres. J’étais donc enchanté de tomber sur certains tableaux de Caspar David Friedrich, même s’il n’y avait pas Le Voyageur contemplant une mer de nuages, et de me retrouver par hasard devant une copie du Jardin des délices de Jérôme Bosch.
Se retrouver dans un endroit aussi grandiose entouré de toiles magnifiques est un plaisir infini pour moi. Cependant, malgré cette fin septembre, l’affluence au musée est importante. Si autrefois cette région était régulièrement prise d’assaut par des envahisseurs armés, aujourd’hui, c’est par des hordes de touristes qu’elle est envahie. Ces groupes de touristes débarquent des immenses bateaux de croisières accostés au port de Saint-Pétersbourg et bousculent tout sur leur passage. J’ai des réserves vis-à-vis ce type de tourisme de masse. C’est sûr que je voyage seul à vélo, je ne suis donc pas du tout dans la même philosophie de voyage que ces croisiéristes. Par contre, on peut facilement admettre que l’arrivée continue d’une quantité importante de personnes n’est pas toujours agréable dû à la quantité même; aussi, que le comportement que ces touristes adoptent dans ces endroits est désolant : on consomme avec frénésie.

À l’Ermitage, j’étais consterné, par exemple, par les groupes de touristes asiatiques qui, selon moi, ne connaissent rien à l’histoire de l’art occidental, comme je n’y connais rien à l’art oriental, et qui prennent en photo absolument tous les tableaux que leur guide leur présente sans passer une seule seconde à les contempler, à les regarder sans le filtre de leur écran. Certains d’entre eux vont même jusqu’à filmer leur visite du musée, au complet. La visite de l’Ermitage m’a pris deux jours complets. Qui un jour visionnera ce film? Personne. Toutes ces heures de capture sont vaines, inutiles et nuisibles. La quantité en est encore la preuve. J’avais envie de leur crier de visionner le film L’Arche russe à la place, que c’est bien filmé au moins!

À une trentaine de kilomètres de ce musée, on peut visiter un autre palais impérial, le palais de Peterhof, qui a la prétention de rivaliser avec Versailles. J’y suis allé en autobus. Construite sur les berges du golfe de Finlande, cette résidence secondaire de la famille impériale, avec ses jardins et ses fontaines majestueuses, permettait aux empereurs et aux impératrices de s’éloigner du tracas de la ville et de recevoir les diplomates étrangers pour leur en mettre plein la vue. Encore une fois, c’est fabuleux. Toutes les pièces de ce palais décorées richement, tous ces portraits de nobles et autres personnages politiques importants, illustrant leur grandeur, leur pouvoir et leur prestige, tout cet or, toutes ces boiseries travaillées avec soin, toutes ces sculptures monumentales, cette extravagance, cette cupidité, ce narcissisme, cet égocentrisme, cette injustice, cette domination outrageuse... Le dégout me saisit tout d’un coup. Trop, il y a en trop. La démesure devient insoutenable et finit par provoquer la nausée.

À ce moment précis, c’est comme si je recevais un coup de matraque. Je réalise pour vrai que tous ces palais ne sont que l’expression du pouvoir — immense — d’une classe de puissants qui monopolisaient les forces de tout un peuple à son avantage. C’est comme si je recevais une claque à la figure. Je me demande si je ne suis pas en train de légitimer cette folie du pouvoir et de l’égo en visitant ces demeures des privilégiés d’autrefois maintenant transformées en musée. Je me demande aussi quelles seront les demeures que l’on visitera dans le futur. Devant quelles puissances s’éblouira-t-on, comme je le fais aujourd’hui, en oubliant qu’elles abusent de mes contemporains et capturent toutes les richesses disponibles au détriment de la majorité? C’est comme un cri d’alarme dans mes oreilles. Je sens que l’on devrait avoir aujourd’hui la responsabilité de se faire oublier du futur en devenant plus modeste, quitte à ne rien laisser en héritage. Si pour Aristote l’amour est la seule force motrice, je constate que l’amour de soi — l’égo — peut être une puissante force motrice destructrice pour les possédants. À Peterhof, la révolution socialiste de 1917 m’apparait maintenant très facile à comprendre.

La visite du palais et des jardins m’a pris une journée complète. Je reviens à Saint-Pétersbourg par bateau. J’adore les traversiers! Durant ce retour par la mer, j’aperçois à l’horizon une immense tour, un gratte-ciel imposant, ce qui tranche avec l’horizontalité de la cité. Fasciné depuis Moscou par l’architecture stalinienne et ses excès, mais aussi par les autres constructions qui ont marqué le paysage de l’URSS, comme les Khrouchtchevka, ces immeubles d’habitation bon marché que l’on retrouve partout en banlieue des grandes villes, et même dans les petites villes, je m’intéresse vivement à cet immeuble. Je fais donc mes recherches sur Internet pour savoir où il se trouve exactement pour aller le voir de plus près. Je m’imagine avoir affaire à un autre délire des grandeurs de la période communiste quand j’apprends plutôt que la construction de ce gratte-ciel est très récente. Ce que je vois au loin est le futur siège social du groupe Gazprom, une compagnie gazière et pétrolière russe milliardaire dont le Kremlin est propriétaire à plus de 50 % des parts, ce que je vois à l’horizon, c’est le Lakhta Center, d’une hauteur totale de 462 mètres, le plus grand bâtiment d’Europe, ce qui m’attire au loin est l’objet d’un désir morbide. Je tombe dans le piège de ce que je viens de dénoncer, les manifestations de l’égo des puissants m’impressionnent, malgré moi. Il n’y a qu’un pas à faire pour y voir de l’envie.
En face de cet édifice, le travestissement de l’idéal socialiste par les chefs révolutionnaires m’apparait plus facile à concevoir. L’égo loge autant à droite qu’à gauche. Si j’avais été Staline, j’aurais eu, moi aussi, une grosse statue à mon effigie.