La route est un rêve

La vive douleur provoquée par la selle de vélo est enfin disparue, je ne la sens plus de manière aussi intense que les premiers jours. Mon corps s’est enfin habitué à cette souffrance. Mon corps prend maintenant même un certain plaisir à la douleur, il la réclame. C’est la première chose que je découvre dans ce voyage au long cours : la douleur est plaisante lorsqu’elle est constante et consentie. Sentir mes pieds, mes mollets, mes cuisses, sentir les os de mes fesses, le bas de mon dos, mes omoplates, mon cou, mes bras et mes mains. Je suis un corps que je sens dans toute sa force et sa densité. Sentir la chaleur aussi : le soleil me cogne comme un boxeur qui m’aurait pris en grippe sans aucune raison autre que d’être là au mauvais moment. Tous ces supplices, je les ai souhaités. Ils marquent le territoire du voyage.
Ce corps souffrant finit par disparaitre après quelques jours parce qu’il est maintenant dopé par des endorphines. Cette morphine endogène libérée par mes neurones durant l’effort m’invite au voyage, doublement. Le premier voyage est bien ancré sur le bitume. Drogué, je peux ainsi rouler sans problème une centaine de kilomètres par jour pendant plusieurs semaines. Ce voyage réel me permet de voir du pays à hauteur d’homme, de sentir les fleurs au passage, de comprendre le détail de la lumière à un moment précis de la journée, de gouter la pluie lorsqu’elle tombe et rafraichit le décor, de toucher le vent. Le second voyage est simultané et a pour destination l’infini…
Où es-tu allé en voyage?
Par-delà les confins des sphères étoilées.
Délestée du quotidien, propulsée par le résultat de la contraction des muscles de mes jambes, ma rêverie a maintenant libre cours. Une fois la route maitrisée, le vent souffle mes songes plus loin que je ne pourrais l’espérer. D’ordinaire prisonnier des listes à cocher, des commissions à faire, des commandes que les courriels obligent, des évènements que mon agenda rappelle, des coups de main que mes amis qui déménagent réclament, je suis éparpillé, éloigné de moi. Le voyage à vélo permet de me ramasser, à l’intérieur de moi, pour mieux m’en échapper par la suite. En vélo, il y a mille livres à lire, il y a les nouveaux voyages à organiser, il y a les projets de meubles à construire, les soupers d’amis à venir, les cafés à prendre avec ma mère ou avec mon frère, les histoires que je veux écrire, il y a toutes les aventures du monde.
Tous ces projets sont au seuil.
Et ils y demeurent. La journée terminée, le corps épuisé, la peau brulée, tout s’évanouit, tout est à remettre à plus tard, tout est sans possibilités, aucune, de réalisation. La journée terminée, je me couche dans une nuit sans rêves. La journée à rêvasser a épuisé tout le potentiel onirique nocturne. Je m’endors le sourire aux lèvres d’avoir encore tous les souvenirs de ces rêves irréalisables. J’habite enfin un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve.