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La route est une idée fixe


Route A-114

Il pleut ce matin, je reste donc sous la tente un peu plus longtemps qu’à l’habitude, au sec et au chaud, dans mon sac de couchage. La journée d’hier a été difficile, et je n’ai pas réussi à rouler le nombre de kilomètres que je désirais. Pour éviter le trafic dangereux, j’avais emprunté une route secondaire, mais l’état de cette route s’est détérioré au fur et à mesure que j’avançais jusqu’à devenir une route en terre battue en mauvais état. Quarante kilomètres de terre battue. Quarante kilomètres de bosses et de trous. J’avais l’intention d’atteindre aujourd’hui la ville de Tikhvine (Russie) où deux jours de repos m’attendent impatiemment. J’avais encore ce matin un mince espoir d’y arriver; avec cette pluie, cet espoir a disparu. Cent-trente-cinq kilomètres me séparent de cette ville. La pluie cesse. Je quitte en début d’après-midi l’endroit où j’ai établi mon campement. Je retrouve l’autoroute. Je suis plein d’appréhensions. À mon grand étonnement, il n’y a presque pas de trafic, et la chaussée est neuve. Les véhicules présents roulent à une vitesse raisonnable, et il y a même certains chauffeurs courtois qui changent de voie lorsqu’ils me dépassent.

Je recommence à y croire. J’augmente la cadence avec une confiance renouvelée pendant que le soleil perce les nuages. Tikhvine...

Je passe l’après-midi à calculer, à faire des moyennes, des multiplications, des soustractions, des additions. Comment me rendre à destination avant que le soleil ne se couche? La distance est énorme, et le temps est court. Il est 13 heures, et je dois être arrivé vers les 19 heures. Cent-trente-cinq kilomètres divisés par six heures. J’essayais de trouver la faille dans ces calculs pourtant simples. Pourquoi suis-je parti si tard! Je roule et je calcule. Les chiffres ponctuent ma route. Les conditions de route demeurent excellentes, elles se transforment en constante dans mon esprit. J’augmente la puissance pour garder le rythme : P est égal à W divisé par t. J’avale les kilomètres et les litres d’eau. Vingt-quatre kilomètres à l’heure. La forêt de pins défile à ma gauche et à ma droite. J’ai faim, je dois faire une pause et perdre quelques précieuses minutes, mais pour y gagner en énergie. Je reprends la route; je reprends de nouveaux calculs.

16 h 37. Cent-trente-cinq kilomètres moins les soixante-quinze kilomètres déjà parcourus. J’essaie encore de déjouer les mathématiques et la physique. La résistance de la chaussée doit demeurer une constante et pour ce faire conserver son même état. Je pense à mes bagages qui offrent une friction importante, ce qui augmente l’énergie nécessaire à mon déplacement. Et si j’avais deux kilogrammes en moins dans mes bagages? Comment calculerait-on le gain en vitesse déjà? Je regrette amèrement d’avoir trop dormi durant mes cours de physique au cégep. Je me rabats sur une formule plus simple. Vingt-deux kilomètres à l’heure. Encore soixante kilomètres. Encore deux heures trente de luminosité. Soixante kilomètres moins (deux heures et demie multipliés par vingt-deux kilomètres à l’heure) égal à cinq kilomètres. Soixante minutes divisées par (vingt-deux kilomètres à l’heure divisés par cinq kilomètres) égal à un peu plus de treize minutes supplémentaires. Heure d’arrivée évaluée à 19 h 13. Ça peut le faire encore, mais tout peut basculer. Une crevaison, et j’arrive à 19 h 48; une roue qui voile, à 20 h 28; un rayon qui casse, je dors une nuit de plus dans les bois.

18 h. Encore quarante kilomètres à faire. Je manque de force. Le dénivelé a augmenté aussi. Mes jambes sentent une autre résistance : c’est le doute qui commence à peser lourd. Je ne réussirai pas. Mais je me secoue et ne me laisse pas abattre, je me déleste rapidement de ce poids. Je suis une machine. Je garde mon idée fixe. Je puise dans mes réserves d’énergie et garde mon objectif. Je ne pense qu’à ça. Tikhvine : un lit confortable, une douche chaude, une bière fraiche... mmm… une bière! Je me demande si les sportifs de haut niveau ont un état d’esprit semblable au mien durant leur compétition. J’ai mal aux jambes.

19 h 30. Sept kilomètres avant mon auberge. Mon corps devient léger, et les douleurs disparaissent. Sept kilomètres, c’est la distance que je parcours lorsque je reviens chez moi à vélo du travail. Je m’imagine revenir à la maison. Je vais pouvoir embrasser ma copine.

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