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Passer à l'ouest

Puisqu’il est impossible d’avoir un visa de plus d’un mois en Russie, j’avais planifié de poursuivre mon voyage à vélo jusqu’en Pologne en passant par les pays Baltes, c’est-à-dire en Estonie, en Lettonie et en Lituanie, afin d’étendre mon séjour à dix semaines. Je suis à un peu moins de 175 kilomètres de la frontière estonienne, je dois avoir quitté le pays dans deux jours, au plus tard le 21 septembre, dernière journée de mon visa. Tallinn, la capitale, est ensuite à un peu plus 200 kilomètres, je vais m’y arrêter quelques jours pour la visiter.

Avant de quitter Saint-Pétersbourg, mon inquiétude est grande, je suis encore sous le choc de ma dernière journée de route où j’ai affronté la fureur du métal roulant. Je ne souhaite pas revivre la même situation pour sortir de cette grande ville et je ne souhaite pas revivre un autre calvaire en me dirigeant vers Ivangorod pour y passer la frontière. Avant d’enfourcher ma monture, je passe donc beaucoup de temps à étudier les différents trajets potentiels sur Google Maps, sur Maps.me, sur le site d’EuroVelo et sur une carte papier afin de trouver l’itinéraire le plus sécuritaire. Cette fois, il semble y avoir plus de routes secondaires sur cette partie du territoire russe; il semble aussi y avoir un boulevard qui permet de s’éloigner d’une bonne distance du centre-ville, j’imagine que la circulation y est moins intense que sur celle des autoroutes. C’est donc par Utilisa Marshala Govorova et Prospekt Marshala Zhukova que je quitte la ville impériale. Je peux rouler sur les trottoirs pendant plusieurs kilomètres, et le trafic est loin d’être ce que j’ai déjà connu. Il n’y a qu’un tronçon de route qui m’embête un peu, lorsque je rencontre un échangeur autoroutier. Une fois cette structure traversée, j’emprunte les routes secondaires 41K-140 et 41K-015. Je suis en pleine campagne agricole, c’est le temps des récoltes. Plusieurs personnes sont dans les champs à ramasser les patates à la main. Comme dans le bon vieux temps…

Le trajet jusqu’à la frontière, sur la route A-180, se déroule sans surprise ni intérêt spécifique. Il fait beau, le soleil est bon et il n’y a pas de vent. J’entre en zone frontalière, l’armée est présente et fait un contrôle routier à quelques kilomètres du poste de douane. Je vais passer à l’ouest, ce qui me fait automatiquement penser à Lance et compte, la série culte des années 80. J’ai entendu pour la première fois cette expression, passer à l’ouest, dans un des épisodes de cette série où un joueur de hockey de l’équipe soviétique s’échappe de l’URSS durant la Coupe du Monde pour aller vivre au Canada. Il disait qu’il passait à l’ouest. C’était risqué, pour lui, pour sa famille, pour ses coéquipiers. Pour moi, ce sera plus facile. L’époque soviétique est loin derrière pour tout le monde. C’est ce que je croyais.

Frontière Russie-Estonie

On étampe mon passeport. Je traverse les portes du poste-frontière. Je suis maintenant à Narva, en Estonie. En Europe. Ce pays a rejoint l’Union européenne et l’OTAN en 2004, comme les deux autres pays Baltes. Faisant autrefois partie des républiques soviétiques malgré eux, ces trois pays sont maintenant indépendants, pour la deuxième fois! La première fois, c’était au lendemain de la Première Guerre mondiale, en 1918. Il y a des peuples qui ont plus de courage que d’autres.

Route EuroVélo

Dès que je traverse la frontière et que j’embarque sur la route, l’ambiance est différente. J’ai même droit à une piste cyclable qui me conduit vers la mer. Et gestes suprêmes d’une nation civilisée, plusieurs habitants tondent le gazon et certains font du jogging. Je ne suis pas seulement dans un autre pays, je suis sur une autre planète. En longeant la piste cyclable, je remarque des pancartes de la route EuroVélo, je n’ai qu’à les suivre pour avoir à droit à une route pensée pour les cyclistes. Je me rends à la ville de Narva-Jõesuu, une station balnéaire à environ dix kilomètres de Narva. J’ai hâte d’être sur une plage.

J’ai les deux pieds dans le sable et une bière à la main. Le soleil couchant plonge dans la mer Baltique. J’écoute les vagues qui me rassurent comme une berceuse. Cette mélodie, ce rythme, cette familiarité sont des retrouvailles. Après un mois dans les bois ou dans les grandes villes russes, je comprends toute l’importance que la mer a pour moi. C’est étonnant comment on peut avoir certaines sensibilités géographiques, comment l’endroit d’où l’on vient ou celui que l’on habite nous possède, nous forge. Je ne pourrais vivre qu’en bord de mer. Je me baigne malgré ce premier jour d’automne, mais l’eau est aussi chaude que celle à Gaspé en été. Je vais dormir sur la plage. J’espère seulement ne pas me faire déranger. Je sais que les bonheurs sont éphémères en voyage.

Plage de Narva-Jõesuu

Cette situation me ramène il y a vingt ans, en voyage sur le pouce en Californie avec mon ami Benoît. Nous avions eu une journée difficile : chaleur, attentes interminables sur l’autoroute, contrôles des policiers, etc. Une oasis est enfin trouvée sur la plage d’Aptos. Il est plus de 21 h lorsque nous arrivons à cet endroit. Épuisés et affamés, nous sommes euphoriques d’avoir trouvé par hasard une si belle plage où nous allons pouvoir y passer la nuit. C’est ce à quoi on rêvait, c’est le paradis. Il est maintenant temps de se faire à manger. Réchaud, gamelle, ustensiles. La nourriture est presque prête, il est à peine dépassé 22 h. Une voiture de police arrive. Deux policiers se dirigent vers nous et nous somment de partir : la plage ferme. On leur explique notre situation. Ils sont sourds à nos plaintes. Ils nous informent toutefois qu’il y a un camping « about three or four miles from here. » Trois ou quatre miles, c’est autour de cinq kilomètres. À pieds. Nos sacs à dos pèsent une tonne. On leur demande si l’on peut au moins finir notre repas qui est encore sur le réchaud. Ils acceptent et partent. Nous mangeons en vitesse en avalant de travers. Il est impossible de partir d’ici, il fait nuit, nous sommes vidés, nous n’avons pas de carte précise ni accès à Internet. Nous sommes en 1997! Nous serons donc illégaux. Nous décidons de dormir sur la lisière de la plage et de la forêt, sans tente, pour éviter de nous faire repérer. On se lèvera tôt, pour éviter de se faire prendre. La nuit sera épuisante.

J’ai ce souvenir en tête lorsque je commence à monter ma tente. Personne ne viendra finalement troubler mon sommeil. C’est plutôt une tempête qui me réveille le lendemain matin. Les forts vents font lever le sable et menacent d’emporter ma tente. Mes bagages sont presque ensevelis. La pluie approche, les gros nuages noirs me l’indiquent, la température a chuté d’au moins dix degrés depuis la veille. On dirait que l’automne arrive avec une journée de retard. Je remballe mon stock et quitte la plage pour être un peu plus à l’abri des intempéries. C’est ma première journée de route dans ce pays que je ne connaissais pas il y a encore un an.

Les routes jusqu’à Tallinn seront merveilleuses. Je traverserai le parc national de Lahemaa où les forêts de pins règnent, je longerai la mer Baltique qui permet au regard de prendre son envol, je profiterai du calme des routes secondaires, je traverserai des champs où un moulin à vent se transformera en géant à combattre. Parce qu’il ventera comme jamais!

Moulin en Estonie

Malheureusement, les difficiles conditions routières de la Russie seront troquées par des conditions météorologiques difficiles. Le vent, la pluie et les températures avoisinant les huit degrés trancheront avec le beau temps et la chaleur auxquels j’ai eu droit. Je roulerai avec des collants que j’aurai enfilé par-dessus des cuissards de vélo, avec un chandail long, un polar, un coupe-vent, une tuque, des gants, des couvre-chaussures. Je réaliserai ainsi que je ne suis pas loin du soixantième parallèle et je me demanderai du même coup ce que ce sera dans un mois quand je serai encore sur les routes, en Pologne.

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