Un voyage en solitaire
Je n’ai pas fait beaucoup de rencontres durant ce voyage. Dans les auberges, ce sont majoritairement de jeunes voyageurs étrangers qui les occupent. Beaucoup d’Européens : des Anglo-Saxons, des Allemands, quelques Français. Les déplacements en avion sont si peu chers en Europe. Je rencontre malgré cela beaucoup d’Australiens, des Américains et quelques Canadiens. Le cout de la vie en Russie et dans les pays Baltes est encore peu élevé. C’est une destination intéressante pour les voyageurs au budget limité : un lit dans un dortoir, entre dix et quinze dollars; un repas complet, moins de dix dollars; une pinte de bière, autour de trois dollars. J’ai donc droit au même portrait type du voyageur, peu importe l’auberge dans laquelle je me trouve, que ce soit en Russie, en Lituanie ou en Pologne : il a début vingtaine, il a fini l’université ou il cherche quoi faire dans la vie et il aime faire la fête. Certains sont moins agréables que d’autres : « I’m drunk as fuck ! » Il est dix heures du matin. La démocratisation des voyages n’a pas que du beau.

Dans les auberges, les discussions tournent souvent autour des mêmes sujets : « Where you from ? », »Where you go ? », « Why you came here ? ». Ce que j’entends le plus dans les conversations, c’est « This place was wonderful, it’s so cheap! » ou « Don’t go there, it’s so expensive! » Mes motivations ne sont pas les mêmes. Je ne me reconnais pas en eux et du même coup je me demande quel type de voyageur je suis. Qu’est-ce que les autres voyageurs pensent de moi, le quarantenaire, le cycliste solitaire, celui qui ne parle pas beaucoup?
Dans les auberges, la langue d’échange est l’anglais, et je crois que je me débrouille bien dans cette langue. Par contre, mes compétences linguistiques atteignent leur limite quand on se retrouve en petit groupe de quatre ou cinq personnes. Je suis souvent le seul à ne pas avoir l’anglais pour langue maternelle, tout va donc trop vite pour que je comprenne comme il faut lorsque plusieurs personnes parlent ensemble ou en même temps. Et quand je veux intervenir pour dire quelque chose, je ne suis pas assez rapide ou ce que je dis est boiteux. Dans un groupe, je suis souvent en retrait, contrairement à mon habitude.
La barrière de la langue est aussi importante avec les locaux, en particulièrement en dehors des grandes villes où l’on ne parle pas souvent anglais. En Russie, on parle russe comme je l’ai déjà dit, mais en Estonie, on parle estonien; en Lettonie, letton; en Lituanie, lituanien; en Pologne, polonais.
J’ai bien entendu rencontré quelques personnes, dont un couple de Moscovites à un concert de Mozart à Saint-Pétersbourg où ils étaient de passage. Nous sommes allés prendre un verre après le concert et avons discuté de la culture russe et de la culture canadienne ou canado-québécoise ou québécoise, je ne sais plus (je souffre d’un problème identitaire en voyage).
J’ai aussi rencontré un Français d’origine russe, Dimitri, à Plios, une petite ville construite sur les berges de la Volga. Cette ville se remplit régulièrement de touristes le temps de quelques heures lorsque l’un des nombreux bateaux de croisière accoste. Ces bateaux de croisières arrivent soit de Moscou, par le canal de Moscou, ou de Saint-Pétersbourg, par le canal Volga-Baltique. Dimitri venait visiter sa mère qui possède l’auberge la plus prestigieuse de la région, l’auberge Chastniy Vizit. En me faisant visiter l’endroit qui surplombe la petite ville, il me parle de sa Russie natale avec enthousiasme. Ses propos mélangent fierté et mépris. Fier des réussites de sa mère, de son excentricité assumée; il méprise l’inefficacité et la paresse des Russes qu’il constate chez eux.

À l’auberge de sa mère, les touristes russes et les puissants de la Russie s’y donnent rendez-vous, comme le chef de l’Église orthodoxe russe, le premier ministre de Russie Dmitri Medvedev, qui possède un fabuleux domaine tout près de cette ville, un domaine caché d’une valeur de 324 millions d’euros!!! Même Émir Kusturica, un de mes cinéastes préférés, a déjà séjourné ici. Dimitri me fait également visiter une autre réalisation de sa mère, un écovillage où, entre autres, une fermette produit une partie des volailles et des légumes servis au restaurant de l’auberge. Les produits fins sont durs à trouver en Russie, les sanctions européennes concernant l’Ukraine y contribuent. Sa mère a trouvé cette solution pour pallier cette difficulté d’approvisionnement.
Sur la route, à vélo, je suis seul. Il y a bien ce cycliste sportif que j’ai croisé juste avant d’arriver à Kostroma. On s’est suivi pendant quelques kilomètres, on était curieux l’un de l’autre, on voulait tellement tous les deux, mais il parlait russe… et moi je ne sais dire que « salut » et « merci ». J’avais tout de même fait mes devoirs avant partir en apprenant à lire l’alphabet cyrillique, mais ce n’est pas assez pour que je sache converser.
Outre la barrière de la langue, les Russes m’ont souvent déconcerté par leur langage non verbal. Ils ne sourient pas. Jamais. « Sourire sans raison est une marque de stupidité », dit un proverbe russe. Les Russes destinent leur sourire à des connaissances seulement. J’ai eu l’air niaiseux souvent. Lorsque je rencontrais des gens sur le bord de la route, souvent j’esquissais un sourire souhaitant entrer en contact avec eux, souvent ils détournaient le visage. Je pensais aussi que j’allais me faire remarquer en étant cyclotouriste. Mon égo en a pris un coup… Par contre, je suis sûr que si j’avais parlé leur langue, les choses auraient été différentes, que j’aurais fait plus de connaissances. Il faut dire cependant que je suis assez indépendant, un outil comme Google Maps m’évite d’avoir à demander mon chemin, à demander où se trouve l’épicerie la plus proche, où sont les toilettes, il m’évite du même coup de rencontrer, par hasard, des gens extraordinaires.

C’est à Pärnu, en Estonie, petite ville côtière de 40 000 habitants, que j’ai fait l’une des rencontres les plus intéressantes. C’est ma première soirée dans cette ville, il est samedi soir et j’ai eu une grosse journée de vélo. Je cherche un endroit sympathique où prendre un verre. À un coin de rue, j’hésite, je ne sais pas vers quelle direction me diriger. Un type m’aborde, jeune, il a l’air en état d’ébriété avec sa canette de bière à la main. Il me demande ce que je cherche. « Un bar, que je lui dis. » Il me propose de le suivre, ce que j’accepte spontanément. On s’enfonce alors dans un dédale de rues sombres. Je n’ai aucune idée où il veut me conduire et après quelques minutes je commence à douter de sa bonne foi. Au moment où je m’apprêtais à lui dire que je ne le suivrais plus, nous voilà devant le Veerev Ôlu. Mon guide me dit qu’il y a de la bonne bière dans ce bar et qu’il est presque exclusivement fréquenté par des locaux. Il me salue et file dans la nuit. J’entre. L’endroit est petit et décoré de nombreuses images des Rolling Stones, l’ameublement est rustique, trois grandes tables en bois avec des bancs en constituent l’essentiel. Je me commande une pinte et vais m’assoir sur l’un de ces bancs à une table vide. Il n’y a que quatre ou cinq clients. L’ambiance change quand un colosse quinquagénaire fait son entrée. Il chante et sert la main à tout le monde, il est déjà bien imbibé d’alcool. Il s’intéresse rapidement à moi, l’étranger, et vient me parler dans un anglais limité. Ce sera le début d’une série de verres de bière et de shooter! Au cours de la soirée, j’apprends par un de ces amis que ce personnage excentrique est une ancienne vedette de la scène alternative estonienne des années 90, une légende locale. C’est le chanteur du groupe The Belka, c’est aussi son surnom. C’est un amoureux de l’alcool, de la musique et de son pays indépendant. Belka et son ami me racontent la révolution chantante de la fin des années 80 qui a conduit les pays Baltes à déclarer leur indépendance face à l’Union soviétique en déclin. Nos verres trinquent plusieurs fois : « À l’Estonie! »
À Vilnius en Lituanie, j’ai aussi fait une rencontre surprenante, dans un bar, encore une fois, au Bukowski Baras. Avec un nom pareil, je ne pouvais m’attendre qu’à des surprises. J’entre. L’endroit est bondé de monde. Je m’apprête à commander une bière quand un client assis au comptoir se retourne vers moi, me dévisage et éclate de rire. Il m’aborde rapidement en m’avouant qu’il a cru pendant quelques secondes que j’étais Éric Clapton (!?), avec mes cheveux ébouriffés et ma barbe. Il riait de son étonnante méprise. On discute un peu, il n’est évidemment pas à son premier verre et il décide de m’en payer un, le premier d’une série. Je ne suis définitivement pas de leur calibre. Les Baltes, ils boivent vite et beaucoup. Comme les Russes. Comme les Polonais. J’ai écouté mon nouvel ami me parler de sa patrie dont il est extrêmement fier, de son pays à l’indépendance fragile. Ancien soldat, sa vision du monde est certes teintée par les tensions avec la Russie et par sa crainte d’une nouvelle occupation — l’époque soviétique n’est pas aussi loin derrière que je ne le croyais finalement —, mais depuis le conflit en 2014 entre la Russie et l’Ukraine, qui a conduit à l’annexion de la Crimée, la peur des Lituaniens, des Lettons et des Estoniens d’être envahis semble fondée.

L’armée canadienne est présente dans la région baltique depuis quelques années pour y surveiller les frontières et augmenter les efforts de dissuasion face à la Russie. Si l’année 2018 marque le centenaire de la première indépendance des pays Baltes et que la seconde indépendance est encore aujourd’hui savourée; mon nouvel ami me fait comprendre que la liberté se gagne avec des airs patriotiques que par exception, le plus souvent, c’est avec du sang versé qu’elle s’obtient. Nos verres trinquent : « À la liberté! »
Ma gorgée de bière a un gout amer. J’aurais bien aimé lui raconter que la liberté pouvait aussi se gagner avec un référendum.