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Dormir dehors



Il y a un renard dans ma tente. C’est l’odeur de mon souper qui l’a attiré. Je lui enfonce mon poing dans la gueule juste au moment où il veut me mordre. Je serre tellement fort mon poing que ses crocs ne blessent pas ma peau et ne me font pas mal. Je lui commande de s’assoir. Je répète l’ordre en pressant mon poing encore plus loin dans sa gueule. Il finit par le faire. S’il veut de ma nourriture, il doit m’obéir. Ma tente est soudainement envahie de dizaines de petites bêtes que je m’empresse d’attraper et de jeter hors de mon abri. Le renard, lui, a disparu. Des voix s’approchent. Je reçois un premier coup sans que je sache d’où il vient. Je perds le souffle. D’autres coups atteignent ma tête. Je ne comprends pas ce qui se passe, je ne sais pas qui sont ces gens, je hurle. La panique me remplit d’adrénaline. On brise ma gamelle, mon réchaud et mon vélo en criant, on m’emporte en tirant ma tente au sol – j’y suis prisonnier. On me lynche sans me donner de raisons.


Seul au milieu de nulle part, en pleine forêt, près de Teïkovo dans l’Oblast d’Ivanovo, en Russie occidentale, je donne à mon imagination tous les matériaux nécessaires pour construire des scénarios qui reflètent mes peurs les plus viscérales. C’est le premier rêve que je fais sur la route. C’est le 1er septembre, et je suis au tout début de mon voyage. Des cauchemars comme celui-là, il y en aura de semblables tout au long de mon périple.


Mes réveils sont, pour cette raison, quelques fois pénibles. En plus de la douleur musculaire occasionnée par les centaines de kilomètres pédalés et les courbattures des nombreuses nuits à dormir sur un matelas de sol, il y a le trouble momentané provoqué par mes cauchemars : une bête sauvage rôde-t-elle encore autour de ma tente? Ces cris effrayants étaient-ils réels? À mon réveil, le temps que se dissipe ce monde onirique, il y a une brève période de flottement où tout se confond et où tout est inquiétant.


Si quelques fois mes réveils sont troublants, mes couchers aussi peuvent être angoissants. Je dois m’habituer à dormir seul en pleine nature, dans des lieux chaque nuit différents. J’apprivoise à nouveau cette première mort qu’est le sommeil. Je dois m’habituer à la noirceur, à la solitude, au froid, au silence, ou pire, aux bruits inconnus qui proviennent de la forêt sombre. Bien emmitouflé dans mon sac de couchage, j’entends des chiens qui jappent au loin, tout le temps, partout. Quelques fois ce sont des hurlements que j’entends, et je me demande si ce ne sont pas des loups. Je fais le saut chaque fois qu’une feuille tombe sur ma tente. C’est l’automne qui approche... Les arbres craquent sous la force du vent, je me crois à bord d’un navire, et les mots de Molière me viennent en tête : « Mais que diable fais-je dans cette galère? » J’espère trouver d’ici mon retour une réponse à cette question. La nuit est trop noire. Je me sens comme quand j’étais enfant. J’aimerais que ma mère ou mon père vienne entrebâiller la porte de ma chambre à coucher pour laisser passer la lumière du couloir. Mais j’ai 40 ans, et seul au milieu des bois, je pourrais être le dernier humain de la terre. Je trouve tout de même des moyens pour aborder la nuit. Blotti dans mon sac, je bois presque tous les soirs un petit verre de vodka et je me fais la lecture. C’est Don Quichotte qui me berce de ses aventures. Ces petits gestes m’accompagnent vers le sommeil. Cette nuit, à la frontière entre la Russie et l’Estonie, la lune éclaire la forêt et projette les ombres des arbres sur le sol dégagé de la clairière. La forêt danse. Je viens de terminer ma toilette et je m’apprête à retourner dans ma tente pour un sommeil bien mérité. Je profite de ce moment pour regarder quelques instants ce spectacle magnifique que je suis seul à pouvoir observer. J’entre dans ma tente et glisse mon corps exténué dans mon sac de couchage. Et ça arrive d’un coup : ma respiration n’est plus la même, j’ai de la difficulté à avoir une inspiration complète et profonde. Ma réaction à cette entrave respiratoire est immédiate : mon cœur commence à battre plus rapidement et plus fort. Je me sens du même coup très isolé. Je me mets à penser que je ne pourrai peut-être pas reprendre mon souffle et que personne n’est là pour m’aider. Je m’agite. La première solution qui me vient à l’esprit pour me calmer est de ressortir de la tente pour regarder à nouveau la lune. « Faire une marche! Oui, faire une marche me calmera, j’en suis sûr. Mais faire une marche où?... Dans le bois, au risque de me perdre ou de trébucher et de me blesser? Sur la route noire et déserte? » J’abandonne l’idée, et ma panique s’amplifie. Ma solitude et mon isolement écrasent ma poitrine. Mon souffle est encore plus court. Je n’ai aucun moyen d’évasion. Ma tente se transforme et m’oppresse comme si j’y étais emprisonné, comme si j’étais au trou, enterré vivant. La claustrophobie m’embrasse par surprise. Pour me dégager un peu de son étreinte, je sors de mon sac de couchage. L’isolement. Le noir. Le silence. Le vide. J’ai envie de crier pour rompre avec ce vertige, mais je sais que je ne recevrai pour réponse que l’écho de mon angoisse et le silence de la nature et des étoiles. J’ouvre la lumière de ma lampe frontale pour trouver quelque chose à faire pour me distraire. Je n’ai plus de pile dans mon téléphone; je n’ai pas non plus la concentration nécessaire pour lire. Je me repose sur le dos et referme les yeux. Je tente de me contrôler en prenant de profondes inspirations. Peu à peu, je réussis à me détendre et à retrouver une respiration régulière. Je finis par me calmer complètement. La fraicheur de la nuit m’incite à retourner dans mon sac de couchage. D’ici quelques minutes, je plongerai dans un sommeil profond jusqu’au matin. Demain, je passe à l’ouest. À dormir dehors, je comprends que le plus dangereux que je puisse rencontrer, c’est moi. Moi et ma peur.

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