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Revenir de loin


C’est au quarantième jour de voyage que je traverse la frontière entre l’Estonie et la Lettonie. Le chiffre 2 000 s’affiche sur mon odomètre, et la CAQ de François Legault vient d’obtenir la majorité des sièges à l’Assemblée nationale. C’est le début octobre. Il fait froid et humide. Depuis les dix derniers jours, il n’y a jamais eu, de suite, une soirée, une nuit et un matin sans pluie. Après Pärnu, j’ai filé vers le sud. J’ai d’abord emprunté l’autoroute qui longe la mer Baltique et j’ai ensuite bifurqué vers une route secondaire, la route que conseille l’EuroVelo. Quelques fois asphaltée, cette petite route traverse de rares villages en bord de mer; quelques fois en terre battue, elle finit par se transformer en sentier. Le fond de ce dernier est sablonneux, difficile d’avancer rapidement avec mes pneus étroits gonflés à bloc et mes lourds bagages.


Le sentier me plonge dans la forêt lettone,

Une forêt de pins qui sent l’automne.



À quelques dizaines de kilomètres de la frontière, j’y établis mon campement pour la nuit. À quelques mètres de la mer, je plante ma tente sous les arbres. Je ne me ferai plus prendre à dormir sur le rivage comme à Narva-Jõesuu. C’est ma dernière nuit avec la mer. Demain, Rīga, la capitale de la Lettonie.


C’est une ville magnifique avec sa vieille ville médiévale et son architecture très diversifiée. C’est la plus grande des villes des pays baltes, environ 800 000 personnes y habitent. Beaucoup de restaurants et de bars. Contrairement à Tallinn, où je n’ai pas réussi à sentir que j’étais à ma place, Rīga est animée et j’y sens un dynamisme que j’apprécie et qui me ressemble. Je loge au Naughty Squirel Hostel pour les quatre prochaines nuits. C’est une auberge agréable où il est plus facile, je trouve, de faire la connaissance des autres voyageurs. Un animateur s’assure que les activités proposées rassemblent tout le monde. Malgré ma gêne, et ma difficulté à comprendre tout ce qui se dit, je participe à deux activités qui m’ont permis de découvrir la culture locale, soit la dégustation de bières lettones et le tir d’armes d’assaut! La première activité a été décevante : 14 bières blondes commerciales, c’est un peu toujours boire la même chose. Le cout peu élevé de l’activité explique probablement le peu de variétés offertes. J’imagine que la Lettonie fait des bières artisanales, mais je n’ai pas réussi à en trouver. La seconde activité a été plus intéressante, à la fois troublante et révélatrice. C’est peu dire que les armes de guerre n’ont pas la même réputation au Canada que dans les pays baltes. Le tir d’arme à feu est une activité proposée systématiquement dans les auberges dans lesquelles je loge. En Pologne aussi. Le fait que la guerre ait fait des ravages au milieu du XXe siècle et qu’une invasion russe soit une menace, ce que je finirai par comprendre plus tard, expliquent probablement en partie la présence de ce type d’arme et la facilité avec laquelle on peut en faire l’usage. Le champ de tir dans lequel les participants et moi sommes allés n’avait pas de règles de contrôle et de sécurité très élaborées. J’ai donc tiré du AK-100, un parent de la célèbre Kalachnikov, l’arme des révolutions, l’arme des guérillas, l’arme des guerres de territoires, l’arme la plus vendue au monde, celle qui a fait verser le plus de larmes. La puissance de ces objets de mort est fascinante et terrifiante.



Je profite aussi de mon séjour pour faire un tour guidé de la ville. J’ai choisi le tour culturel dont l’intérêt principal est de découvrir les éléments architecturaux de style Art nouveau uniques au monde. Mikhaïl Einsenstein, le père du cinéaste, est l’un des architectes dont on peut admirer le travail lorsque l’on déambule dans les rues. Les façades ornées de figures mythiques, de représentations d’animaux et d’éléments de la forêt m’impressionnent grandement. Ces façades souffrent de la « peur du vide », une caractéristique typique de l’Art nouveau. Je n’ai pas le temps de repérer tous les détails tellement ces façades sont chargées qu’il faut déjà se diriger vers un autre chef-d’œuvre. Toute cette extravagance tranche avec l’architecture à laquelle je suis familier, celle de chez nous, qui est si peu souvent originale, et avec celle des Soviétiques, qui est tellement austère. Grâce à ce voyage, l’art du bâtiment m’intéresse, et je me surprends à réfléchir sur l’aménagement du territoire, sur la place de la beauté dans nos villes, sur le patrimoine à converser.


C’est aussi une préoccupation importante pour les habitants des anciennes Républiques socialistes, tout comme en Russie d’ailleurs : que conserver du régime précédent, un régime dont quelques-uns sont nostalgiques, mais dont plusieurs gardent de très mauvais souvenirs? Le bâtiment où loge le Musée de l’Occupation à Rīga en est un bon exemple. Il est situé sur la place de l’Hôtel-de-Ville où se trouve entre autres l’un des plus beaux bâtiments de la ville, celui que l’on appelle la Nouvelle Maison. Ce musée a la forme d’un bloc rectangulaire noir, un bâtiment très soviétique qui détonne vraiment avec l’ensemble. Un débat sur le maintien de ce vestige de l’ère communiste faisait rage depuis plusieurs années, mais les tenants de sa conservation semblent avoir remporté la bataille puisque le musée est présentement en rénovation. Malgré les travaux, on peut quand même avoir accès à l’exposition. Celle-ci se trouve à un autre endroit où je me suis rendu pour constater les horreurs vécues par la population lettone pendant l’occupation du territoire par les nazis et les Soviétiques. J’avais aussi visité le Musée des Occupations et de la Liberté à Tallinn en Estonie. L’histoire se répète : dissolution des gouvernements après l’invasion, répression, déportations, exécutions, collaborations, soviétisation forcée, immigration massive russe, etc. On y apprend aussi que les nazies ont exterminé les populations juives des pays baltes.



Mais on nous informe aussi sur la Révolution chantante, qui m’émeut, et sur la voie balte, qui m’inspire : le 23 aout 1989, le jour du 50e anniversaire du Pacte germano-soviétique, qui avait scellé le destin des pays baltes durant la Seconde Guerre mondiale, une chaine humaine est créée entre Tallinn, Rīga et Vilnius en Lituanie. C’est 600 kilomètres bout à bout, c’est près de deux-millions de personnes qui défient les autorités soviétiques. Cette démonstration de force, pacifique, a révélé au monde entier le désir d’indépendance des pays baltes et du même coup renforcé les convictions des habitants de la région baltique. C’en était assez de l’occupation. La seconde indépendance a eu lieu au tournant des années 90.


Vivre dans les pays baltes au XXe siècle, c’est vivre son enfance comme sujet de l’empire russe; vivre la première partie de sa vie d’adulte comme citoyen libre d’un nouveau pays indépendant, puis vivre la seconde partie de sa vie sous une occupation soviétique, une occupation nazie et à nouveau sous une occupation soviétique; et mourir en citoyen libre de l’Union européenne.

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