Sur les rives de la Daugava

Quelquefois on a besoin de juger de sa valeur. Tous les voyages sont une fuite; les vrais voyages sont une épreuve. Quand la vie prend la forme d’une ligne droite et que l’on a besoin de passer au niveau suivant, il faut rompre avec cette linéarité pour trouver un nouveau sens. Et éprouver la vie à nouveau. Voyager, c’est une rencontre avec soi-même. Je ne pars pas toujours en sachant pourquoi je le fais. Je ne sais pas toujours ce que je cherche. Mais en voyage, c’est là où la sérendipité a le plus de chance de se produire, c’est là où je risque de découvrir une chose que je ne cherchais pas, une chose qui se révèle pourtant être d’une importance capitale.
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La végétation n’est plus la même qu’en Russie ou en Estonie, les forêts de pins ont laissé la place à une forêt de feuillus. L’automne est maintenant à son apogée, mais installé comme un voyageur. Il peut, sans avertir, partir subitement. Les nuits sont devenues froides; les journées, fraiches mais resplendissantes. Partout, de petites lumières rouges et orange fracassent le ciel bleu.
Depuis Rīga en Lettonie, je longe la rivière Daugava en direction de Daugavpils, vers l’est; ensuite, c’est Vilnius qui m’attend, vers le sud, en Lituanie. Un quatrième pays en sept semaines. Je roule sur des routes plus sécuritaires qu’au début de mon voyage. Enfin presque… J’emprunte depuis l’Estonie les trajets que suggère l’EuroVelo, donc des routes moins fréquentées. Je me retrouve cette fois sur une route de campagne, en terre battue, déserte. Je ne rencontre que des chiens, des chiens détachés qui n’aiment pas les vélos. J’imagine qu’ils essaient de protéger le territoire contre de potentiels envahisseurs, même si les Suédois, les Allemands et les Russes n’ont fait que se relayer ici…! Ça court vite finalement, un chien. Une de ces rencontres canines me vaut une chute, une belle frousse et un poignet endolori. J’apprends à ne plus me laisser impressionner. Je ne tente plus de m’échapper lorsque j’entends un chien courir vers moi en jappant comme un dingue; je sais qu’après quelques centaines de mètres, il a fait son boulot : m’éloigner.
Pendant les quelques jours que dure le trajet entre Rīga et Daugavpils, je ne peux quitter mon campement avant midi; une brume épaisse cache les matins. Pour rouler de manière sécuritaire, même si les voitures sont rares, j’attends que la chaleur fasse son effet et dissipe ce voile blanc et opaque. J’en profite pour dormir une heure de plus. Mon corps est fatigué des 2000 kilomètres déjà franchis. J’en profite aussi pour faire le point en écrivant dans mon carnet. Ma quarantaine me travaille. Traverser ce cap frappe mon imaginaire, parce que cela marque le début d’une nouvelle perspective : je suis maintenant plus vieux que mon père ne l’a été. Je me demande, si je devais mourir maintenant, comme mon père, si ma vie m’a contenté.
Au bord de la Daugava, dans un nuage de brume, en buvant mon café chaud, je réalise que ce voyage prend maintenant la forme d’un véritable rite initiatique. Le voyage que j’avais fait à 19 ans vers le Mexique, à la fin du cégep, était du même ordre. Il me faisait entrer dans la vie adulte, j’avais terminé alors mes études à Gaspé, c’était l’université qui m’attendait à Montréal. Aujourd’hui, ce voyage marque aussi la rupture, cette fois c’est avec la vie consacrée aux autres et au travail que je romps. Je me dis qu’il est temps que je revienne à moi, que je fasse ce que j’ai toujours eu envie, mais que je remets toujours à plus tard : écrire. Sans ce voyage, sans cette solitude et cette errance, ce constat ne se serait peut-être pas imposé de la même manière.
Les rites marquent les seuils et permettent de les franchir.
Après une pause de deux nuits à Daugavpils, j’entre maintenant dans la région des lacs, la région d’Aukštaitija, dans le nord-est de la Lituanie. Je sillonne avec mon vélo la forêt, les champs et les collines de cette contrée. La journée s’annonce radieuse, le soleil est bon, le ciel, bleu et immense. Il y a aussi le silence, le vrai. Il n’y a que le beuglement des vaches pour l’interrompre. Juste avant Medeišiai, sur une route qui traverse de vastes champs dorés, je m’exclame tout haut : « C’est merveilleux! » Et j’éclate en sanglots. Je suis heureux. Mais je ne comprends pas tout à fait ce qui se passe. Je m’arrête pour prendre pleinement la mesure de ce moment troublant. L’immensité, le calme, la beauté, le silence, la lumière, la solitude, moi, j’en ressens toute l’harmonie. Pendant quelques secondes, tout est là, et je me sens lié au monde. Un fort sentiment d’exister surgit, et je déborde de joie en pensant à mes parents qui m’ont fait ce cadeau de la vie. Le sourire qui se dessine sur mon visage exprime à la fois une tendre et profonde gratitude pour eux et la légèreté de ce cliché.

Ce voyage vaut la peine pour ce seul moment de grâce. J’ai enfin l’impression d’avoir trouvé ce que je cherchais.
Cette journée-là, mon voyage venait de se terminer, même s’il restait encore trois semaines avant mon véritable retour. Cette journée-là, je m’en rends compte au moment d’écrire les lignes, était celle de l’anniversaire de mon père.