Les boites à malle
Le désœuvrement est surement l’une des causes principales d’émission de carbone dans ma petite ville de région. Nous n’avons rien à faire, mes amis et moi, alors nous brulons du gaz. Fatigués d’être tout le temps au sous-sol à écouter MusiquePlus, regrettant de ne pas avoir de blonde contre qui se coller, nous préférons, mes amis et moi, nous promener en char, toute la nuit, à rouler, à allonger les kilomètres, à prendre des bouchées de route, les plus grosses possible, et de cette manière, avaler le monde entier. Celui que nous connaissons. Faire le tour de la Baie, faire le tour du Parc, faire le tour de Haldimand, faire un aller-retour à Murdochville, le plus trou de la Gaspésie. Rien de mieux que de voir le pire pour se sentir un peu moins triste. Faire de la vitesse et être plus chanceux que le gars de Petit-Cap qui s’est tué la semaine dernière. « Un orignal. Dans le portage de Rivière-au-Renard. » Ces choses-là arrivent. Mais on n’y pense pas, mes amis et moi. On pense juste à aller ailleurs pour se sentir un peu plus vivant. N’importe quoi pourvu que nous ayons le sentiment d’avancer, même si nous revenons toujours au même endroit. Un jour, nous partirons pour vrai, pour la grand-ville, pour Québec ou Montréal. Ou pour le Mexique!
Pour l’instant, on ne quitte le sous-sol de la maison familiale que pour se réfugier dans notre char usagé. Pour que l’on se retrouve vraiment chez-nous, dans ce salon mobile, il faut seulement que le tape à cassette soit fonctionnel ou avoir un lecteur CD, accessoire de luxe. C’est Nine Inch Nails ou Pennywise. C’est Neil Young ou Nirvana. C’est Bad Religion ou Rage Against de Machine. Surtout pas du crisse de Québécois. Pas d’Harmonium, pas de Picbois. On les entend assez dans les bars. Les mêmes crisses de bars, le même osti de chansonnier. « On veut du Grimskunk! » C’est québécois, mais c’est pas pareil, ça, c’est bon.
Les Chevette et les Pony sont mythiques, pour mes amis et moi. Les plus minounes sont celles que l’on aime le plus. C’est celui qui aura la plus laide qui aura la plus cool. Les beaux chars, c’est pour les autres. On ne veut pas les connaitre eux autres, même si l’on connait tout le monde icitte.
Ça fait deux heures qu’on viraille en char, Simon et moi. Détruire les boites à malle nous apparait soudainement comme vital et urgent. Pareil que dans Daze and confuse. L’euphorie de la destruction, de la liberté; la nuit est un masque dangereux. Avec une poubelle de métal entre les mains et la moitié du corps sorti par le cadre de la fenêtre du char, je suis un chevalier qui attaque des ennemis imaginaires. « Accélère! » Je manque la cible de justesse, et le sac de poubelles ne fait que s’éventrer au contact du sol. Une longue trainée de cochonneries se dessine alors dans le rétroviseur de Simon. On trouve ça vraiment drôle. Mais le vrai délire se produit après quelques tentatives, quand je réussis à toucher la boite à malle, que celle-ci arrache complètement et que du même coup le sac de vidanges explose : un beau feu d’artifice de Kleenex, de restants de bouffe et de contenants de plastiques. La prochaine fois, on se dit que l’on devrait être plusieurs, avec un deuxième char, pour pouvoir mieux voir le spectacle. On est des vrais cons. La soirée se termine dans le stationnement de la plage où l’on fume une clope ou deux en se racontant nos exploits comme si nous décrivions une partie de hockey. Crisse qu’on rit. Si on avait fumé un joint, on aurait ri encore plus fort.
Il y a de ces soirées héroïques. D’autres ont moins d’éclat. C’est la fin du party. Il est quatre heures du matin. L’école est terminée depuis un mois, mais l’été n’est pas encore véritablement installé. C’est ça, Gaspé. Mais le soleil, lui, est déjà presque levé. On décide d’aller boire les quelques bières qui me restent sur le quai. La décision se prend de manière spontanée, comme la plupart de nos décisions. C’est Sophie, qui n’a pas bu, qui conduira le vieux pickup du père de Karine. Simon et moi allons être accompagnés par les deux plus belles filles que nous connaissons. On se tape les côtes du coude avec un grand sourire, même si nos fantasmes sexuels ne trouvent jamais le chemin de la réalité…
L’eau de la rivière, qui est grande comme un fleuve à cet endroit, est calme comme une nappe d’huile; la lumière du soleil levant, qui a toute la force du solstice, réfléchit sur ce miroir qui brille maintenant comme un diamant; les oiseaux marins nagent tranquillement et plongent la tête sous l’eau à intervalle régulier pour manger ce qu’ils y trouvent; la carcasse rouge du vieux pickup, dont le nez touche la rive de la rivière, est encore reconnaissable malgré le vol plané de 30 pieds qu’il vient de faire.
L’accident est à notre image, bête et imprévisible.
Même si je n’étais pas attaché, assis sur le petit siège d’appoint, je ne semble pas être blessé. Mais c’est probablement moi la cause des blessures de Sophie, qui a le visage plein de sang et qui hurle, et de Simon, qui a le tibia et le péroné de la jambe gauche à 90 degrés. Karine semble correcte aussi. Je sors en vitesse par la fenêtre arrière qui n’existe plus. Je gravis la petite falaise. La route est déserte. Il n’y a que les oiseaux qui chantent à tue-tête leur bonheur de voir le soleil se lever. Je cogne à la porte d’une maison avec assez d’urgence, mais pas trop pour ne pas faire peur à personne. Je remarque que mon bras saigne. L’autre aussi.
C’est un homme immense qui ouvre la porte, en bobettes et en t-shirt. « Qu’èst-ce qu’i y’a? », qu’il me dit avec son français cassé. Je parle comme un télégramme : « Accident. Pickup. Blessés. Rivière. » Même si j’ai dessoulé du coup, je pue l’alcool à plein nez, c’est sûr. Il me dit qu’il est le chef des pompiers volontaires et que les secours ne vont pas tarder. Je boite en retournant avec lui sur les lieux de l’accident. Sa face prend un drôle d’air quand il voit le pickup, du haut de la petite falaise.
Pendant qu’il s’occupe de mes amis, une fatigue énorme me tombe dessus. J’ai juste le gout de m’assoir pis de fumer une cigarette. Elles ne sont pas dans mes poches de veste ni dans celles de mes jeans. Je veux aller voir dans le pickup si mon paquet n’est pas là, mais mes jambes ne m’obéissent plus du tout. Je demande à Karine si elle n’a pas ses clopes, mais elle n’a même pas le temps d’ouvrir la bouche que j’entends : « Are you crazy, there’s gas everywhere! »
Je commence à pleurer comme un enfant qui n’a pas la récompense qu’il pense mériter.
***
Même si j’ai des béquilles, je peux conduire ma petite Chevette ornée de flammes faites maison sur le capot. Il ne m’en reste que pour deux jours à marcher avec ça. Comme je n’étais pas dans les conditions idéales pour remercier Robert, notre sauveur, avant de partir en ambulance avec mes amis, je m’en vais le faire en bonne et due forme. C’est la moindre des choses.
C’est en tournant sur le chemin de gravelle qui mène à sa maison que je remarque sa boite à malle, couchée par terre. Le souvenir de mon acharnement à la mettre à terre à grands coups de pied me revient en tête et me serre le ventre. Si la stupéfaction ne m’avait pas rendu aveugle, j’aurais aussi vu les quelques déchets encore au sol qui n’avaient pas été complètement ramassés. Ma honte a fait demi-tour; je l’ai suivie en vitesse.